LE NOUVEL OBSERVATEUR : L'Hebdo en ligne
Semaine du jeudi 24 avril 2003 - n°2007 - Dossier

Plaidoyer contre la «constante macabre»

Quand la note «tue»

Pour André Antibi, notre système de notation est à l’origine même de l’échec scolaire. La mission première de l’enseignant est de former, non de sélectionner


Le Nouvel Observateur. Votre prochain livre dénonce la «constante macabre» du système éducatif. L’expression fait trembler. De quoi s’agit-il?
André Antibi. –
D’un terrible dysfonctionnement dû au poids d’une longue tradition! Je m’explique. La note, qui conditionne la réussite ou l’échec, est très importante pour l’élève. Mais cette note ne reflète pas forcément son travail. Beaucoup de professeurs reconnaissent que, quel que soit le niveau de leurs classes, ils répartissent inconsciemment les copies de leurs élèves en trois tiers: un tiers de mauvaises copies, un tiers de moyennes et un tiers de bonnes, pour que la moyenne de la classe tourne toujours autour d’une constante, environ 10 sur 20.

N. O. – Et pourquoi «macabre»?
A. Antibi. –
Parce que cette pratique décourage, fabrique de l’échec scolaire, et élimine ainsi des générations d’élèves. Certains qui auraient été «moyens» dans une classe se retrouvent «en échec» dans une autre, tout simplement parce que le professeur doit mettre des mauvaises notes pour être crédible.

N. O. – Mais pourquoi un prof doit-il mettre obligatoirement des mauvaises notes?
A. Antibi. –
Quels sont les parents d’élèves qui feraient confiance à un professeur de mathématiques qui ne distribuerait que des bonnes notes? Il passerait pour laxiste. Ses collègues le verraient comme un dangereux démagogue et auraient même quelques inquiétudes pour les élèves, qui dans un tel contexte seraient orientés en fin d’année vers des sections scientifiques. Personne ne penserait que ce prof est tout simplement meilleur que les autres, qu’il a su se faire comprendre de ses élèves et les motiver. C’est irrationnel, mais on a tous dans l’esprit qu’un bon prof est un prof qui note sec.

N. O. – Vous ne suggérez tout de même pas que l’on supprime la notation?
A. Antibi. –
Non, mais que l’on révise cette pratique qui fonde l’école en France. L’école a-t-elle pour but d’insécuriser les élèves, de les mettre en échec, de les soumettre à cette violence quotidienne ou, au contraire, de leur donner confiance et de récompenser leur travail? En tant qu’enseignant, ma mission n’est pas de sélectionner mais de former. J’ai choisi ce métier pour donner à mes élèves le maximum de connaissances possible, dans les meilleures conditions d’apprentissage possible. Mon livre est un plaidoyer pour les élèves qui sont maltraités par le système, mais aussi pour les professeurs auxquels on fait faire le sale boulot desélectionneurs.

N. O. – Cela signifie une remise en question de tout notre système de sélection?
A. Antibi. –
Ce que je conteste, c’est qu’il faille, pour dégager une élite, fabriquer artificiellement des mauvais élèves.

N. O. – Comment éliminer cette «constante macabre»?
A. Antibi. –
En commençant par prendre conscience du phénomène, qui est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît, puisqu’il s’agit du bonheur des élèves et de leur réussite. Un élève mis en échec est découragé, il n’est pas en mesure de donner le meilleur de lui-même. L’école manque à son rôle éducatif. Mais on peut aussi noter qu’il existe des exceptions à la «constante macabre» qui donnent des raisons d’espérer. A l’école primaire, dans l’enseignement professionnel ou dans les matières dites secondaires (en musique, en gymnastique, en travaux pratiques…), on ne saque pas, soit qu’on estime la sélection déjà faite, soit qu’on la juge inutile.

N. O. – Et concrètement, quel système proposez-vous?
A. Antibi. –
C’est extrêmement simple. Il suffirait d’avoir un système d’évaluation par objectifs. C’est-à-dire déterminer précisément ce qu’un élève doit savoir. Pourquoi avant un contrôle le professeur ne définirait-il pas ainsi la partie du programme ou même le type d’exercice qu’il va soumettre à ses élèves? Alors qu’aujourd’hui, en rédigeant les données d’un devoir, il fait en sorte de les piéger, même si c’est souvent inconscient. Il faut être logique, ce n’est pas le jour du contrôle que l’on va déceler un futur Einstein! Non, un contrôle doit seulement servir à évaluer le travail! Bien sûr, je vous entends déjà penser: ça y est, c’est le laxisme intégral, tout le monde va avoir des bonnes notes, on ne pourra même plus savoir qui sont les bons et les mauvais. Mais pas du tout! Il n’est pas question de donner 20 sur 20 à tout le monde. Le contrat est parfaitement clair. L’élève qui a travaillé pourra avoir de bonnes notes. Tandis que dans le système actuel, s’il a le malheur de faire partie du mauvais tiers de la classe, il se retrouvera toujours avec une mauvaise note.

N. O. – Mais c’est affreux, ce que vous dites! Les cancres ne pourront même plus reporter la faute de leurs mauvaises notes sur le professeur?
A. Antibi. –
Vous avez raison! Je vous l’ai dit, il ne s’agit pas d’être permissif mais d’être juste. Il faut surtout se rappeler que ce qui incite le plus à travailler, c’est la réussite. Pas l’échec. Si nous ne changeons pas, nous continuerons à gâcher des gamins qui ont un potentiel. Et toutes les politiques d’allégement de programmes n’y changeront rien.

André Antibi,
58 ans, est directeur de l’Institut de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (Irem) à Toulouse.


Marie Lemonnier.